La Santé au Travail serait-elle devenue un luxe dont les entreprises veulent se débarrasser

 «  Nous sommes face à une forme de crime organisé » déclarait récemment Annie Thébaud-Mony, directrice de recherches au CNRS, dans un article de Caroline Castets, elle parle "non pas de négligence mais d’une authentique forme de 'crime organisé' de la part de certains dirigeants qui, depuis longtemps, ont appris à sous-traiter non seulement les risques qu’ils génèrent mais aussi les responsabilités qui les accompagnent".
Avec les ordonnances Macron sur le Code du Travail, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui était une institution représentative du personnel, garante de la sécurité, la santé et l’hygiène au sein de l'entreprise et de l’administration, est supprimé pour fusionner avec les délégués du personnel et le comité d’entreprise au sein du comité social et économique (CSE) .
400 médecins sont poursuivis annuellement par des employeurs devant l’ordre des médecins pour avoir attesté d’un lien entre la santé de leur patient et leur travail.
Alors, la Santé au Travail serait-elle devenue une préoccupation gênante dont les entreprises veulent se débarrasser?
Sécurité versus rentabilité
Dans l’article de Caroline Castets, Annie Thébaud-Mony rappelle qu'on déplore encore chaque jour en France deux morts par accident du travail et plus de dix des suites d’une exposition à l’amiante.
France Info révélait, lundi dernier, une étude qui montre qu'un quart des salariés français sont dans un "état d'hyperstress" qui met leur santé en danger.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là? « Nous restons face à une situation d’urgence sanitaire qui n’est absolument pas prise en compte par les politiques » estime Annie Thébaud-Mony. "Non seulement il n’y a aucune amélioration mais l’on voit s’installer chez les entreprises un discours fataliste fondé sur l’argument de la crise économique et consistant à dire : vu la situation catastrophique, nous avons d’autres priorités que d’améliorer les conditions de travail. Ce raisonnement prouve que la sécurité des salariés est perçue comme une dépense, non comme un investissement et que, dans un contexte tendu, elle devient une sorte de luxe que les entreprises estiment ne pas avoir les moyens de s’offrir."
Et pourtant, rentabilité et prévention font la paire comme le rappelait un rapport de l'Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (Osha) publié en Juillet 2009.
Mais le gouvernement Macron, en s’en prenant à cette vénérable institution qu’était le CHSCT, a choisi de casser le thermomètre plutôt que de soigner la maladie.
Feu CHSCT, une instance aux pouvoirs étendus
Créé par la loi « Auroux » du 23 décembre 1982, le CHSCT remplace « le comité d’hygiène et de sécurité » (CHS) créé par le décret du 1er août 1947, mais contrairement à celui-ci qui n’avait qu’un rôle consultatif, le CHSCT,  constitue un véritable contre-pouvoir.
Le Code du travail définit les principales missions du CHSCT qui sont de contribuer à la protection de la santé et de la sécurité des salariés ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail. Il est ainsi chargé d’analyser les risques professionnels auxquels peuvent être exposés les salariés, l’exposition à la pénibilité, d’enquêter sur les circonstances et les causes des accidents du travail et des maladies professionnelles. Il peut également proposer des actions de prévention et de sensibilisation en matière de harcèlement moral ou sexuel par exemple.
Ce comité peut être saisi par l’employeur, le comité d’entreprise (CE) ou les délégués du personnel (DP). L’employeur est obligé de le réunir au moins une fois par trimestre. Pour certaines situations, sa consultation est obligatoire. Par exemple en cas :
  • de modification des cadences et des normes de productivité ;
  • de décision d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail ;
  • ou encore de projet d’introduction de nouvelles technologies susceptibles d’avoir des conséquences sur les conditions de travail.
Dans le cadre de ses missions, le comité procède à des inspections à intervalles réguliers.
Il réalise des enquêtes en matière d'accidents du travail ou de maladies professionnelles ou à caractère professionnel.
En cas de risque grave dans l’entreprise ou en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité des travailleurs, il peut faire appel à un expert.
Lorsque l'inspecteur ou le contrôleur du travail effectue une visite au sein de l'établissement, le CHSCT doit être informé de sa présence par l'employeur. Il possède alors la faculté de formuler des observations.
Pour assurer ces missions, les règles du droit du travail attribuent un double rôle au comité.
Pour l'employeur, c'est à la fois un organe de prévention et de consultation, mais également de contrôle et d'investigation.
L’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 17 avril 1991 dote le CHSCT de la personnalité morale, ce qui lui permet d'agir en justice.
En 2012, l’ancien ministre du Travail, Jean Auroux, tirait le bilan suivant : « Je ne mesurais pas l’importance qu’auraient les CHSCT aujourd’hui. Je pensais qu’ils allaient fonctionner mais pas autant. Pour moi, c’est la traduction du durcissement des conditions de travail avec une compétition qui pèse sur les rythmes de travail, l’intensité du travail, des nouvelles technologies numériques qui exigent l’instantanéité […] » (Auroux, décembre 2012, La Nouvelle Vie Ouvrière).
Ce qui change avec les ordonnances Macron
Avec les ordonnances Macron sur le Code du Travail, le CHSCT est donc supprimé au profit du CSE dont les moyens et les prérogatives devraient être précisés dans les décrets d’application.
Mais au delà du symbole que constitue la perte de cette unique institution aux pouvoirs étendus, on sait déjà que contrairement à ce qui est affirmé, loin d’être le résultat d’une simplification à prérogatives constantes, le nouveau CSE perdrait au passage certaines des attributions des instances qu’il remplacerait. Ainsi, s’il a bien pour mission l’« analyse des risques professionnels », comme le CHSCT actuel, il serait privé de l’analyse des « conditions de travail », des « facteurs de pénibilité », et de sa contribution « à la prévention et à la protection de la santé physique et mentale » des travailleurs. Un exemple précis, mais significatif, illustre la logique du rabotage systématique : alors que le temps passé « à la recherche de mesures préventives dans toute situation d'urgence et de gravité, notamment lors de la mise en œuvre de la procédure de danger grave et imminent » n’est aujourd'hui pas décompté des heures de délégation des élus au CHSCT, il le sera demain pour les élus de la nouvelle instance.
Au passage, le gouvernement a exclu l’hygiène au travail dans les missions et attributions du CSE allouées aux élus du personnel. Pourtant, ce domaine fondamental de la prévention existe légalement depuis 1936 pour les DP, puis en 1946 au sein des tout premiers CE, puis repris par les CHSCT en 1982. L’hygiène au travail est donc l'un des piliers historiques non retenu des possibilités d’action et d’intervention de la nouvelle instance.
L’attaque avait commencé dès 2015, avec la loi Rebsamen et sa délégation unique du personnel (DUP), puis avec la loi El Khomri et l’accord d’entreprise dont elle étend l’empire.
La disparition du CHSCT inquiète et fait réagir les élus, les syndicalistes et les différents acteurs de la prévention de la Santé au Travail qui se sont réunis le 4 décembre, pour témoigner et envisager des voies de résistance.
La Médecine du Travail également mise à mal
Les médecins du travail font également les frais de cette attaque contre la prévention de la Santé au Travail.
Ils ont une obligation de prévention médicale, de soins adaptés et de certificats pour ouvrir des droits médicaux sociaux. Pourtant, aujourd’hui, une coalition d’intérêts réactionnaires entre le patronat et l’ordre des médecins y fait obstacle via des plaintes d’employeurs devant l’ordre des médeciins.
Ainsi, 400 médecins sont poursuivis annellement par des employeurs devant l'ordre des médecins. Pour empêcher les médecins d'attester d'un lien entre une pathologie et le travail ou discréditer leur écrit médical, des employeurs qui sont poursuivis devant la juridiction prud'homale, au pénal ou au tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) par des salariés victimes, saisissent l'ordre des médecins pour certificat mensonger ou de complaisance.
Le Dr Dominique Huez, médecin du travail à la centrale nucléaire de Chinon et représentant syndical CGT, a été ainsi poursuivi par la société Orys, sous-traitante d’Electricité de France (EDF), et par l’ordre des médecins d’Indre-et-Loire pour avoir remis à un salarié un certificat attestant un syndrome post-traumatique, conséquence d’une « maltraitance professionnelle ». La chambre disciplinaire régionale de l’ordre des médecins lui a notifié un avertissement pour avoir « méconnu ses obligations déontologiques ».
En conclusion
Comme l’explique Annie Thébaud-Mony, chaque grande filière industrielle - la chimie, le nucléaire, la métallurgie… - a développé sur la gestion des risques une même stratégie de contournement par la sous-traitance, laquelle se traduit par une délégation du danger et de la responsabilité. Ceci, tout en incitant les entreprises de sous-traitance à réduire leurs coûts – et donc, à rogner sur la sécurité - afin de remporter leurs appels d’offres. Le fait que les industriels soient conscients des risques liés à leur activité et qu’en toute connaissance de cause ils y exposent certains salariés, fait qu’il ne s’agit plus seulement de négligence mais d’une véritable organisation de la déresponsabilisation.
En affaiblissant les moyens d’alerte au sein des entreprises et en laissant faire les employeurs voyous, le gouvernement se fait complice de la situation.

A voir également:
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés (Marie Pezé).

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témoignage d'une infirmière


témoignage d'une infirmière

La soirée du 20 octobre pour la « défense de l’Hôpital » a été l’occasion de multiples échanges entre usagers et personnels de l’hôpital. Voici le témoignage d’une infirmière lu au cours de la soirée et publié sur le site de la Rotative:

Mesdames, messieurs,
Comme vous le savez le CHU de Tours va être le théâtre d’un vaste plan de restructuration. Notre direction a d’ailleurs largement communiqué sur ce plan : nouveau bâtiment, meilleur accueil pour les patients. Mais sous couvert de modernisation ce sont bien toutes les catégories de personnel qui vont être touchées par un plan social déguisé. Bien sur, il n’y aura pas de licenciement sec mais des départs non remplacés, des contrats non renouvelés et pour la population moins de lits, des délais d’attente plus long pour leur prise en charge.
En tant qu’infirmière, je fais partie du personnel soignant.
Ce métier comme la plupart de mes collègues je l’ai choisi car comme on nous l’a enseigné lors de nos différents cursus, il permet d’appréhender la globalité d’un ou d’une patiente. Les soins, pour en rappeler la définition du Larousse, se sont : « des actes par lesquels on veille au bien être de quelqu’un, des actes thérapeutiques qui visent à la santé de quelqu’un, de son corps » mais aussi «des actes d’hygiène, de cosmétiques qui visent à conserver ou à améliorer l’état de la peau, des ongles, des cheveux..». En l’occurrence, ses soins que nous prodiguons à nos patients sont le cœur de notre métier, ils sont le moyen de conserver voir d'améliorer l’état de santé de nos patients, ils englobent des soins techniques en collaboration avec l’équipe médicale ou relevant de notre rôle propre mais aussi des soins relationnels.
De plus pour la plupart d’entre nous, nous avons choisi d'exercer notre métier au sein du secteur public, pensant éloigner la notion de « merchandising » du soin et par conséquent pouvoir prodiguer des soins sans souci de rentabilité.
Aujourd’hui nous avons bien compris que l’hôpital outre sa fonction de service public doit aussi se comporter comme une entreprise générant des profits et afin de recueillir ses dits profits, il faut rentabiliser la prise en charge non plus des patients et patientes mais des clients et clientes. Et nous comprenons bien que pour des gestionnaires, écouter, tenir une main, rassurer, parfois essuyer des larmes et même accompagner les derniers souffles ne rapportent n'en d’un point de vue financier. Mais pour nous, tout cela c’est notre quotidien.
Aujourd’hui les restructurations que l’on veut nous imposer, attaquent le cœur de notre métier, elles remettent en cause nos valeurs, ces valeurs qui font que pour satisfaire nos patients, nous sommes capables de sacrifier nos repos pour remplacer un collègue absent, de ne pas manger ou boire, tout cela, c’est un comble, au détriment de notre propre santé.
On nous demande d'être toujours plus efficaces, toujours plus rapides ou mieux organisés. Mais certains soins demandent du temps. L’exécution d’une toilette de patient alité est, selon les protocoles de soins, estimé entre 45 et 60 minutes. Faute de personnel suffisant, nous n’aurons plus le temps d'effectuer ce soin correctement entraînant un risque pour l’état cutané de nos patients, un risque d'augmentation des infections nosocomiales.
On nous demande de ne plus changer les draps aussi souvent, qui accepterait de se reposer dans des draps souillés?
Par la diminution au sein de nos effectifs, on nous contraint à effectuer plus de tâches sur notre temps de vacation au risque pour nous de devenir maltraitants, au risque de commettre des erreurs mettant en jeu la santé de nos patients, mettant en jeu notre diplôme.
Ce manque de temps à accorder à nos patients entraînera indéniablement une augmentation de leur angoisse, de leur agressivité ainsi que celle de leur famille mettant en difficulté voir en insécurité nos collègues. Comment assurer une éducation thérapeutique de qualité à nos patients en courant d'une chambre à l’autre?
Comment encadrer les personnels de demain, quand nous même, vous nous obligez par manque de temps, manque de moyens, manque d’effectifs à ne plus respecter scrupuleusement les protocoles de soins et d’hygiène.
Toutes ces interrogations sont pour nous source de stress, de malaise, de mal-être, d’insécurité au sein de notre travail. Nous nous soucions de la qualité de prise en charge de nos patients, nous demandons droit à travailler dans de bonnes conditions et en sécurité. Et pour cela, nous demandons des moyens humains pour le faire.
Nous ne pouvons pas accepter de faire «payer» à nos patients des politiques de santé qui mènent à la deshumanisation de l’hôpital, nous ne pouvons pas accepter de devenir seulement des techniciens du soin. Nous vous réclamons le droit de pouvoir rentrer chez nous en se disant nous avons fait notre travail correctement, tout simplement nous vous réclamons le droit d’être fier d'être des soignants.